« NOË, LA PORTE ! » La voix grave d'Axel Mathusen résonne dans toute la maison, gueulant encore après le petit dernier pour que la porte de la maison soit fermée. C'est l'été et les enfants Mathusen se sont précipités dans la rue, rejoignant leurs copains pour une partie de hockey sur béton. Les crosses levées vers le ciel, les casques sanglés sous le menton et les genouillères fixées, les petits du quartier jouent la partie de leur vie tandis que sous les porches des jolies maisons où flotte le drapeau américain, les mères de famille échangent des conseils de cuisine autour d'un verre de thé glacé. Dans une de ces maisons, où le drapeau s'effiloche et où la peinture de la clôture s'effrite, il n'y a pas de mère pour préparer des cookies et des verres de lait après la partie de hockey. Il y a une loque humaine sur le canapé, agrippée à sa bouteille presque vide et en face d'elle, Axel Mathusen qui ne sait plus quoi faire de celle qu'il a épousée vingt-cinq ans plus tôt. Irene Mathusen, née Beaumont, était une reine de beauté – en son temps. Aujourd'hui, après cinq enfants et des centaines de cuites en pleine journée, il ne reste plus rien de la sylphide blonde aux courbes voluptueuses et aux yeux rieurs. Et Axel n'en peut plus, alors il a pris sa décision. Irene est toxique pour leurs enfants et il n'est pas question que les petits grandissent au contact d'une mère qui ne manquera pas de basculer dans la toxicomanie si personne ne l'aide. Sauf que lui, le père de famille, baisse les bras. C'est pourquoi il a fait appel à la sœur d'Irene, qui franchit justement le pas de la porte. Elle laisse tomber son sac de voyage à ses pieds, choquée par le rez-de-chaussée disparu sous les amas de vêtements sales, de bouteilles d'alcool et de cartons de pizza vides. « Je veux juste qu'elle dégage » lâche Axel à sa belle-sœur avant de se laisser tomber dans le fauteuil et de cacher son visage dans ses mains. La nouvelle venue ne lâche pas un mot et lève les yeux au ciel en voyant Irene affalée sur le canapé, un flot de bave coulant de sa bouche.
Le soir, quand Noë et ses frères et sœurs rencontrent de chez leurs copains, ils trouvent leur père et ses amis en plein rangement de la maison. Et plus de maman.

Un silence de mort règne autour de la table du dîner. Assis à une extrémité, Axel darde son regard bleu sur son aîné Kyle, installé de l'autre côté. L'adolescent de dix-huit ans est debout, les mains posées sur la table et ne quitte pas son père des yeux. Autour d'eux, le reste de la fratrie ne sait vraiment que dire, ni que faire. Depuis le départ d'Irene, quatre ans auparavant, le choses ne se sont pas améliorées entre Axel et son fils aîné. Et ce soir, une remarque de trop a tout fait éclaté. Toute la frustration de l'adolescent, le manque de mère, le travail des hormones, la haine qui le ronge pour son père qu'il considère responsable de leur situation – tout explose. « C'est de ta faute si elle est partie. Mais après tout, peut-être que c'était la chose la plus saine à faire ! S'éloigner de toi ! » siffle l'adolescent, avec toute la superbe de ses dix-huit ans et l'assurance d'une vie trop courte pour asséner une leçon à son père qui le regarde, les yeux emplis de tristesse. Depuis quatre ans, Axel ne ressent plus rien. Il est devenu un robot, qui amène les enfants à l'école, les garçons au rugby, les filles à la danse et s'occupe de la maison. Il n'y a plus d'amour chez les Mathusen depuis longtemps. Noë, le petit dernier âgé de sept ans regarde son grand frère d'un air choqué. Il a un profond respect et un amour inconditionnel pour son père, surtout parce qu'il n'a aucun souvenir de sa mère. Pour lui, elle n'existe que par les histoires que lui racontent ses frères et sœurs. « Assieds-toi Kyle » dit enfin Axel, avec un calme robotique. « C'est tout ce que t'as ? Mais dis quelque chose merde ! Je te provoque et tout ce que tu as à me répondre c'est de m'asseoir ? Mais putain, papa, t'as vu la merde que tu es devenu ? » crache le gamin en regardant son père de haut en bas avec dédain. Soudain, Axel explose. Il saute de sa chaise et contourne la table, décidé à mettre à son fils une raclée qui lui clouera le bec. Sauf que Kyle, plus rapide, prend la fuite vers l'entrée et, ouvrant la porte à la volée, dévale le petit chemin jusqu'à la route. Une voiture apparaît alors au tournant, roulant à tombeaux ouverts. Les phares illuminent la nuit et tout ce qui couvre le crissement des pneus, c'est le hurlement de Kyle. Puis celui d'Axel. Puis plus rien.

La musique transporte les âmes, les corps s'enlacent au son du groupe qui joue sur l'estrade. Le bal de fin d'année bat son plein et dans un coin, assis dans son costume gris perle, Noë ne quitte pas des yeux l'adolescente brune dansant devant lui. Elle ne cesse de lui envoyer œillades et baisers, l'enjoignant de la rejoindre dans le balancement de ses hanches. Le jeune homme lève les yeux au ciel, esquisse un sourire et se lève, saisissant au vol la main qu'elle lui tend. Tous deux se rapprochent, leurs fronts collés, leurs yeux clos. Les mains de Noë caressent le dos de la jeune fille qui cherche comment ne pas rompre la magie d'un tel instant, malgré ce qu'elle doit lui annoncer. Elle finit par l'attirer à l'écart, dans un couloir vide. La musique fait encore vibrer les tympans de Noë, qui s'adosse contre une rangée de casier et attire sa compagne contre lui. Elle résiste, le repousse et se plante, droite, devant lui. « Faut qu'on parle » dit-elle alors d'une voix assurée. « Maintenant ? » susurre Noë en parsemant son cou dénudé d'empreintes de ses lèvres. « Noë, arrête ! Écoute-moi, je t'en prie » dit-elle comme une supplique en le repoussant. Il arque un sourcil, étonné de la virulence de sa voix. Il croise les bras et lui enjoint de continuer d'un mouvement du menton. « Noë, je... nous allons avoir un bébé » murmure-t-elle en prenant la main de son copain pour la poser sur son ventre qui croit déjà, sous le taffetas de sa robe pourpre. Noë baisse les yeux et retire violemment sa main. Il fait quelques pas en arrière, cherchant le souffle qu'il lui manque subitement. Sa poitrine semble prête à exploser, son cœur manque un battement, ses veines se crispent. Son corps s'arrête l'espace d'un instant puis repart. « C'est pas possible » finit-il par sortir, prenant sa tête dans ses mains. « C'est pas possible » répète-t-il en posant sur elle un regard plein d'incompréhension réelle. Il a pourtant fait attention, à chaque fois. Comment est-ce possible ? « Tu es sûre que c'est le mien ? » demande-t-il. « Parce que tu crois que je couche avec tout le lycée peut-être ? » rétorque l'adolescente en plaçant ses deux mains sur son ventre, comme pour protéger son enfant à naître de la colère qu'elle voit poindre dans les ombres de ce visage qu'elle aime tant. « Je ne peux pas, je suis désolé » finit par dire Noë avant de prendre ses jambes à son cou.
Dans la semaine, la famille Mathusen quitte Tree Hill pour Washington, où Noë repique sa dernière année de lycée avant de partir faire le tour du monde pendant trois ans, avec l'un de ses frères.

Noë descend du pick-up et remonte ses lunettes de soleil sur son nez. Il inspire profondément l'air de Tree Hill, comme au bon vieux temps. La ville a beaucoup changé. La veille, le jeune homme a fêté ses vingt-cinq ans. Cela fait huit ans qu'il n'a pas remis les pieds dans la ville de son enfance. Aujourd'hui, il revient à Tree Hill et sa vie n'a rien à voir avec ce qu'il était à dix-sept ans. La dernière fois, il n'était qu'un adolescent qui fuyait ses responsabilités. Aujourd'hui, il est un homme marié, père de famille et coach de rugby.
Son épouse descend de la voiture et récupère leur petite dernière à l'arrière de la voiture avant de rejoindre Noë sur le trottoir, face à leur nouvelle maison. Emma a dix ans de plus que Noë et un diplôme d'une des plus prestigieuses écoles de cinéma de la côte est. Elle vient de trouver un boulot qui lui permettra de travailler aux studios de Wilmington. La famille Mathusen est donc de retour à Tree Hill. Noë devrait bientôt commencer comme coach au lycée et il ne peut nier que sa nouvelle vie l'excite. Il a vu tant de choses pendant ces trois années à l'étranger avec son frère qu'il veut à présent se poser. Il a rencontré Emma lorsqu'il était en Russie et qu'elle y travaillait pour une société de production américaine. Malgré l'écart d'âge, les deux jeunes gens se sont aussitôt plu et ont accéléré les choses, s'installant ensemble à Moscou. Emma a fait venir ses deux fils issus d'une précédente union et la famille s'est installée, bientôt rejointe par des jumelles, Briony et Dahlia. Aujourd'hui, Noë a vingt-cinq ans et une vie déjà bien remplie.